Ces temps-ci, je remarque de nombreuses prothèses (jambes de plastiques généralement chaussées de sandales bon marché) adossées contre les rebords de caniveaux. On voit souvent des choses étonnantes à Bombay (homme transportant une colonne grecque à frise sur son dos, ce qui laisse à penser que soit la colonne est en plastique, soit le porteur est fort musclé; homme aux reins ceint d’une serviette tandis qu’il attend, assis sur la rambarde de sécurité d’une route à 6 voies, que son pantalon sèche…) mais les prothèses abandonnées sont particulièrement surprenantes. Je repère aujourd’hui un des probables propriétaires, unijambiste aérant son cuissot tandis qu’il discute le coup avec quelques camarades diversement mutilés en savourant un verre de chai. Sur le tas d’ordure voisin, deux gamins, pourtant moins hauts que deux prothèses, trient les détritus avec dextérité. Parfois, il faut se rappeler qu’on aime Bombay.
D’ailleurs, sur mon chemin, je repère un garçonnet, auquel je donne 5 ou 6 ans au maximum. Il est vêtu de haillons et sale comme ça n’est pas permis. Il cache dans son dos un sac de billes grossièrement taillées, je vois son petit poing serré très fort autour du trésor. C’est qu’il est cerné par deux gamins nettement plus âgés, aux cheveux bien peignés et vêtus de l’uniforme bleu marine et blanc des écoliers de Bombay. Ils acculent le bambin contre un portail, et il me semble bien qu’ils vont en venir aux mains. Un autre enfant arrive par derrière, bien décidé à arracher le sachet. Avec une vivacité et une habileté que je trouve étonnante pour son âge, le petit esquive.
Je me plante devant eux, le sourcil interrogateur (enfin, j’imagine que j’ai le sourcil interrogateur, en tout cas c’est l’expression que j’essaie de me donner). Tous les protagonistes se figent en me regardant avec de grands yeux. Ils attendent visiblement ce que je vais dire. Je me le demande bien, moi aussi, car en plus du problème de la langue, tout dans cette situation me semble étonnant. Contraste de taille, contraste de classe, d’où provient cet énorme sac de billes et à qui appartient-il ? Les écoliers envisagent-ils de dépouiller le petit mendiant, ou celui-ci a-t-il mal acquis son bien ? Je reste coite et reprends mon chemin; dans mon dos, le plus âgé des enfants me crie: « elles sont à moi, elles sont à moi! »
C’est quelque chose qu’on apprend très vite à Bombay: passer son chemin après avoir croisés des destins auxquels on ne comprend rien.
Lorsque je rentre à la maison, Nestor trace de pièce en pièce sur son tricycle, un rire joyeux aux lèvres. Les bonnes ont coincé des ours en peluche sur la selle, entre ses cuisses et dans son dos, elles s’exclament: « double-seater, triple-seater!!! »
Demain soir, nous nous envolons vers la France, pays de cocagne aux moeurs fabuleuses: là-bas, les motocyclistes se la jouent perso, les trottoirs sont nettoyés chaque jour avec plus de soin que le sol de ma cuisine et on pourrait même y boire l’eau des toilettes, s’extasie Félix qui ajoute: « ça doit vraiment être riche, comme pays, la France! »