Au moment où j’allais démarrer ce billet, 3 rapaces se sont mis à tournoyer à un mètre à peine de mon balcon. Ils sont restés quelques minutes avant de s’élancer plus haut encore à l’assaut de l’immeuble. Du 18ème étage, je n’ai pas osé m’appuyer à la balustrade pour les suivre du regard. Je ne saurai pas ce qui les avaient attirés.
Probablement pas le biscuit mâchouillé qu’une corneille venait de déposer comme une offrande sur le fauteuil, peut-être pour s’excuser d’avoir une nouvelle fois souillé de ses déjections la housse beige que je ne cesse de laver. C’est qu’il me faut faire preuve d’une vigilance sans relâche pour éloigner tous les volatiles qui s’installent en conquérants sur les rebords de fenêtre et autres gardes-fous. Les bonnes se sont habituées à mes cris perçants et soudains – toujours en français car je crois les corneilles très intelligentes et les pigeons connectés à leurs frères parisiens, cris accompagnés de moulinets de bras désordonnés et désarticulés. J’ai envisagé à plusieurs reprises de leur balancer des pots d’eau, particulièrement sur les pigeons en phase d’accouplement, mais j’ai renoncé en pensant au très vieux monsieur du 14ème, qui passe des heures dans la cour, courbé sur sa chaise roulante, le regard vide et la kurta à peine gonflée par la brise trop faible.
A certains endroits, j’ai craqué. Les fenêtres de la cuisine sont désormais quadrillées d’un épais filet de pêcheur – en double épaisseur, ça sera plus solide- qui empêche les pigeons de venir ébrouer leurs plumes jusque dans mon évier. Mon deuxième fils – dont la chambre donne sur un petit balcon parfaitement exposé pour y faire sécher le linge, voit lui aussi désormais le monde à travers un grillage. C’est dommage, il aurait une belle vue sinon. Sur le champ de courses, la verdure du club Wellington, la mer d’Arabie et la pointe du minaret de la mosquée d’Aji Hali qui flotte au milieu de la baie sur son avancée rocheuse.
Récemment, un internaute est arrivé sur mon blog en googlant: « Différences entre Bombay et Paris ».
Ca m’a interpellée. Je ne sais pas s’il s’agissait d’un simple curieux, d’un collégien qui croulait sous le fardeau de l’exposé de géographie à rendre pour le lendemain. D’un salarié à qui, soudain, on avait proposé une expatriation en Inde.
Ca m’a interpellée parce que franchement, on aurait tout aussi bien pu googler « différence entre hibou et rhinocéros ».
Tandis que coincée dans un embouteillage, je laissais mon regard errer au dehors, je me demandais ce qu’il aurait fallu répondre. Le spectacle de la rue indienne se déroulait devant mes yeux. En face du salon de massage, 2 « valets », assis sur leurs chaises craquelées en plastique jauni, plongés dans une grande conversation en attendant le client. Dans un taxi, une femme à l’air si fatiguée, si triste et son mari à l’avant qui parle, qui parle et qui rit aux éclats avec le chauffeur. Un jeune homme assis sur sa moto qui me dévisage sans effronterie mais sans aucune pudeur. Un gardien d’immeuble avec une cravate verte trop courte et un ventre énorme, abîmé dans une profonde réflexion alors qu’il se caresse doucement l’estomac. La vieille édentée avec son sari bleu et vert au pan rabattu sur ses cheveux, et qui attend, une poignée d’herbes à la main, qu’un passant veuille bien payer pour nourrir la vache aux yeux suintants et collés de mouches qui l’accompagne. A l’abri de bus, un nettoyeur d’oreilles, armé d’une longue tige, ôte soigneusement le cérumen du conduit auditif d’un usager, tandis que celui-ci patiente stoïquement.
Tout ce monde installé dans la rue, cet espace pour nous anonyme et de simple passage, qui devient ici lieu d’habitat, lieu de travail, lieu d’échange.
J’y pense face à ce paysage urbain qui englobe la mer aux eaux plates et brunâtres, les gratte-ciels, les échoppes de bric et de broc au toit tendu de toile bleu, et surtout, ces millions de gens.
A Bombay, il y a du monde. Partout. Tous règnes animaux confondus, toutes religions, toutes castes, tous partent à l’assaut d’un même espace limité de tous côtés par la mer. Pigeons, corneilles, rapaces volent dans le ciel, comme les avions qui tournent en rond et gaspillent tant de précieux pétrole pour faire la queue et atterrir sur la piste en surcapacité de l’aéroport. Dans ma cuisine, dans la salle de bain, les fourmis noircissent le fond de l’évier, du lavabo, elles s’infiltrent dans chaque placard, elles disparaissent par un interstice et réapparaissent par un autre. Elles courent, minuscules, sur nos bras, dès que nous nous installons à table pour manger. Les rats fouillent les poubelles, les décharges, on les aperçoit un bref instant avant qu’ils ne disparaissent dans la pénombre. Mais surtout, avant tout, il y a les gens. Tous ces gens qui survivent de débrouilles, de combines, de rien. Toutes ces existences que je ne fais que croiser sans les appréhender. Toutes ces aspirations, ces espoirs, parce qu’en dépit de tout, et selon les enquêtes internationales, les indiens seraient les plus heureux et les plus optimistes habitants de la planète. Ils doivent croire aux lendemains meilleurs lorsqu’ils s’entassent plus nombreux qu’on ne l’aurait cru possible dans les wagons des trains de banlieue. Lorsqu’ils attendent, assis en brochette sur le rebord du trottoir, qu’on vienne leur proposer du travail pour la journée. Ils doivent y croire, car sinon, comment ils font, tous ces gens dont mon regard ne fait qu’effleurer la misère, sans il est vrai, pouvoir lire dans leur coeur toutes les émotions qui les font vibrer.
Alors, quelle différence entre Bombay et Paris ?
D’abord, il y a du monde. Beaucoup de monde. Partout. Toujours. Et quand j’attérirai en France samedi matin, et que la voiture nous ménera à travers les campagnes de Roissy au Pas-de-Calais, je serai frappée par le côté désertique de la France. Ces rues propres et vides qui m’évoqueront irrésistiblement un décor Playmobil.
Et puis, j’oublierai.
crédits photos: Vijayanand Gupta, Oddly Enough Blog
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Très très beau billet, bienvenue à Légoland, Hélène ! (j’aime beaucoup le décor Playmobil)
@MHPA: merci. Tu as remarque comme la misere est photogenique et propice aux beaux textes ? Des fois, je me demande pourquoi ….
Une fois de plus, grâce à toi, je me replonge dans ce Bombay où je n’ai passé que quelques jours mais qui m’a fascinée par sa densité, sa diversité.
Bon voyage au pays des Playmo !
Bon ben ça y est, j’ai tout lu. Merci
Les archives ne remontent pas avant septembre 2008 ?
Bombay, l’Inde, me font rêver.. je ne sais pas si j’y viendrai un jour, mais je me régale à lire tes posts.
En Afrique aussi, ça m’avait surprise, de voir du monde tout le temps, et partout, même dans des endroits où on pouvait s’attendre à ce qu’il n’y en ait pas (en prenant l’autoroute, par exemple).
Salut Hélène,
Je viens de découvrir ton blog, il est super, et je sens que vais vite devenir une adepte de tes posts!
je le transmet à Sylvain qui ne manquera pas de s’y abonner.
En attendant nous vous souhaitons une très bonne année 2012!
Bises
Natalia et Sylvain
@Amarine: tant de constance, je suis touchée! Non j’ai démarré le blog en 2008 seulement.
@Marie: merci
@Natalia: hello!!!!! Bienvenue! Où êtes vous maintenant ?